Les entretiens de Causons d’Europe #3 : Extrême(s)-droite(s) en Europe avec Jean-Yves Camus13 minutes de lecture

Pour ce troisième entretien de Causons d’Europe, Léo Humbert s’est entretenu avec Jean-Yves Camus, politologue et directeur de l’Observatoire des radicalités politiques de la fondation Jean Jaurès. L’entretien balaye les différents courants de l’extrême-droite en Europe, sa présence dans la société civile et dans les institutions politiques.

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Causons d’Europe : On parle d’extrême-droite en Europe. Existe-t-il une seule extrême-droite européenne avec des traits communs, ou on peut davantage parler d’une galaxie de mouvements ?

Jean-Yves Camus : Il faudrait commencer par définir ce qu’est l’extrême-droite, qu’on a tendance à ramener systématiquement aux partis des années 1920-1930, voire de la période de la Seconde Guerre mondiale ; c’est-à-dire au fascisme et au nazisme. Or, le fascisme et le nazisme sont désormais des mouvements marginaux. Les partis qu’on appelle d’extrême droite et qui réussissent dans les urnes ne sont pas des partis fascistes ou nazis.

Ce sont des formations populistes, xénophobes, qui promeuvent un nationalisme régressif. A l’égard, soit des pays voisins soit des minorités. Mais ce que l’on appelle le néofascisme/nazisme sont des phénomènes marginaux. Il y a à côté de la droite conservatrice et libérale – Les Républicains, les Conservateurs britanniques, la CDU/CSU allemande par exemple – il y a des formations plus à droite dont le triptyque idéologique est la contestation du « système » ; l’identité nationale ; la lutte contre l’immigration notamment extra-européenne.

C’est aussi une famille qui se distingue par le populisme, idée selon laquelle le peuple conçu comme une identité homogène aurait toujours raison contre les élites. Raison pour laquelle il faudrait remplacer la démocratie représentative par la démocratie directe.

Ensuite, est-ce qu’il y en a plusieurs ? Oui, une infinité de variantes. C’est ça d’ailleurs qui fait sa spécificité, tout comme l’extrême-gauche, où il y a une tradition d’éparpillement entre petits groupes rivaux qui se disputent souvent sur des sujets anachroniques. De l’autre côté, il y a des grands partis – RN – qui sont dans la compétition électorale, dans une stratégie de conquête de pouvoir. Ils tentent d’abandonner les marqueurs de l’extrême-droite, parmi lesquels l’antisémitisme. Il y a aussi toutes les nuances : mouvements royalistes, néofascistes, identitaires… C’est effectivement une galaxie.

CE : Pendant longtemps, les stades de foot ont été des lieux où s’exprimaient les idées d’extrême droite. (supporters comme joueurs). Pourquoi ces lieux étaient-ils propices à ces manifestations ?

J.-Y. C. : Ce qui s’est passé dans les stades notamment dans les années 1980-1990, c’est une sorte de colonisation des stades par de petits groupes de supporters qui étaient militants. Cela s’est produit au PSG, dans une tribune bien particulière. Des militants venaient moins pour le foot que pour exprimer leur racisme à l’égard des joueurs de couleur et chercher la bagarre avant et après la rencontre. Cette violence pouvait viser les supporters adverses ou les gens de couleur. On a eu à côté du Parc des Princes deux accidents mortels.

Les clubs ont essayé de remédier au phénomène, d’abord en prenant des mesures à l’échelle de leur sécurité, puis la police s’en est mêlée par la création d’une unité spécialisée dans la lutte contre les hooligans. Mais tous les hooligans ne sont pas d’extrême-droite. Et en introduisant dans la loi des peines pour toutes les personnes qui se seraient fait prendre.

Pourquoi les stades ? Car les militants sont animés de chauvinisme exacerbé qui comprend également un goût pour la bagarre et l’affirmation de la virilité. On a vu des clubs atteints par cette tentative d’infiltration des grands clubs : PSG, OGC Nice, Lazio Rome, Strasbourg, Reims, Sochaux… C’est un phénomène désormais assez bien contenu en France par l’unité de police spécialisée et par la prolifération des mesures d’interdiction de stades.

A l’étranger, il n’y a pas que les supporters ultra, il y a également une partie du public malheureusement, beaucoup plus difficile à contenir. L’UEFA et la FIFA ont mis en place des campagnes contre le racisme mais cela n’empêche pas certains clubs d’être gangrénés par ces comportements. Certains joueurs en font les frais.

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CE : C’étaient les stades dans les années 1980-1990, mais maintenant l’extrême-droite se retrouve dans la constitution de bars ou d’associations identitaires comme l’Alvarium, Génération identitaire, le bastion social. Quelles sont les raisons de ce retour de la « peste brune » ?

J.-Y. C. : Je ne sais pas s’il faut l’appeler comme ça, car cela ramène au nazisme. Les quelques dizaines de personnes qui fréquentent ces lieux ne représentent pas le même danger et la même idéologie. La peste brune est une notion militante et propre au national-socialisme des années 1930.

Il faut comprendre que dans ces mouvements atterrissent des jeunes gens qui cherchent à trouver un lieu de socialisation qui comble assez souvent un isolement, une rupture familiale, des difficultés de communication. Le fait qu’ils ou elles aient des idées politiques à l’opposé de la famille, rendant compliquée la coexistence. Pour se retrouver entre soi, il faut un lieu. Pendant longtemps, en France, ce n’était pas le cas.

A l’exception d’un local parisien tenu par Serge Ayoub pendant une dizaine d’années. En province, il n’y avait rien à part une librairie d’extrême-droite à Nantes mais qui ne peut accueillir de réunion. Les gens qui ont monté l’Alvarium se sont inspirés de Casa Pound, en Italie. C’est un immeuble de Rome, squat depuis régularisé. Il a été transformé en lieu culturel pour la diffusion de leurs idées, il y a des expositions, débats, des visiteurs viennent rencontrer leurs homologues italiens. Le fait que la municipalité ait avalisé la nécessité de légaliser le squat et lui laisser pignon sur rue a donné des idées. Notamment aux gens qui ont monté le Bastion social, dissout il y a deux ans.

Les identitaires ont beaucoup regardé en Italie avant de monter des « maisons de l’identité ». A l’époque, le bloc identitaire avait réussi à ouvrir des locaux à Nice, Lyon, Paris, Strasbourg, Toulouse, Bordeaux. On avait une petite prolifération de lieux susceptibles d’accueillir entre 50 et 70 personnes. Le lieu fait office de bar, de salle de conférence. De temps en temps, il y a un instructeur qui vient apprendre un sport de combat. Les autorités regardent cela du coin de l’œil. Il arrive qu’avec les militants antifas il y ait des coups qui partent. A un moment donné, les autorités essayent de les faire fermer.

CE : Toujours en lien avec l’actualité les différents partis d’extrême-droite en Europe se sont rués sur la défense des liberté individuelles, la critique de la disparition des frontières. Pour autant, ces idées ont-elles eu un écho important ? Peuvent-ils enclencher une dynamique électorale et développer ces idées dans le cadre de futurs scrutins ?

J.-Y. C. : L’appropriation des libertés individuelles date d’avant la crise. Il y a quelques années, le Parlement européen a voté le fichier unique des passagers, rempli dès que l’on prend l’avion. La base de données permet de savoir qui va où à quel moment. C’est un peu intrusif, mais il a été mis en place dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Lorsque le fichier arrive en discussion, qui a-t-on vu monter au créneau pour défendre la liberté des individus ? Le Front national de l’époque et les autres partis Vlams Belang, la Ligue, l’AFD. L’idée, c’est de dire que l’Etat est devenu totalitaire et nous sommes les vrais défenseurs des libertés face à l’empiètement de l’Etat. Cela permet à ces partis de s’affirmer à l’opposé de leur image autoritaire.

Pendant la crise sanitaire, selon les pays, la réponse a été différente. En Allemagne, l’extrême-droite s’est ruée sur les théories alternatives – antivaccins, existence de la pandémie – pour tenter de mobiliser des gens qui trouvaient que les mesures sanitaires étaient privatives de liberté prises par un Etat envahissant. Cela a bien marché, 20 000 personnes dans les manifestations alternatives d’extrême-droite et gauche dans la même optique antitotalitaire. Cela a moins marché en France, où on a eu quelques manifestations de quelques centaines de personnes devant le ministère de la Santé, notamment à l’initiative de Florian Philippot.

Marine Le Pen n’a jamais voulu entrer dans cette bataille où l’on côtoie tous les complotistes. Elle demande une commission d’enquête pour déterminer l’origine de la pandémie mais ne tombe pas dans le piège complotiste. Tout simplement car dans son optique de dédiabolisation, elle ne veut pas de cette image. Elle a été critique à l’égard de la politique gouvernementale – manque de visibilité des mesures, destruction du système hospitalier, manque d’anticipation – mais cela n’a pas été jusqu’à ce que l’on a vu en Allemagne. Cela s’est retrouvé en Irlande, au Danemark, aux Pays-Bas à petite échelle.

CE : L’Aube dorée, parti néonazi grec, a été reconnue organisation criminelle par la justice fin 2020. Deux autres groupes extrémistes existent : l’alerte populaire orthodoxe et les Grecs indépendants ? Qu’en est-il de ces derniers ? Comment expliquer la présence de ces trois mouvements dans un même pays ?

J.-Y. C. : Les deux derniers mouvements sont assez faibles dans le paysage politique. L’Aube dorée a été un mouvement important, représenté au Parlement, réussissant à tutoyer les 15 % des voix étant présente dans la rue par des actions violentes contre des réfugiés, des demandeurs d’asile notamment dans des villes où la population est populaire. C’est le cas au Pirée, le port d’Athènes, où elle s’était constituée un fief.

Un parti néonazi en Grèce, cela paraît anachronique surtout que le pays a beaucoup souffert de l’occupation nazie. Mais il y a des explications. La Grèce s’est retrouvée dans une situation doublement difficile. D’abord au plan économique et social. Le FMI, l’UE et la Banque mondiale lui ont imposé plusieurs plans d’austérité qui ont littéralement saigné à blanc le pays et notamment la classe moyenne qui a eu à un moment donné la tentation de basculer vers une forme radicale de contestation du système.

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Ensuite, la Grèce s’est retrouvée aux alentours de 2015 aux avant-postes de la crise migratoire, en lien avec sa proximité avec la Turquie. Sans préparation, dans une situation économique désastreuse, le pays a vu arriver des dizaines de milliers de personnes transiter pour poursuivre leur chemin à travers l’Europe. La situation est devenue ingérable car l’UE n’a pas apporté l’appui nécessaire aux autorités grecques, qui ont dû se débrouiller. Et à un moment donné, ça a pété. La société grecque n’est pas multiculturelle. Elle est très homogène autour de l’ethnicité, de la religion orthodoxe pratiquée par 99 % de la population.

A un moment donné, l’Aube dorée a capté cette détestation des migrants qui sont en plus de religion musulmane, rappelant l’ennemi turc. Puis l’Etat, voyant Aube dorée monter et la sécurité se dégrader, il a pris prétexte du meurtre d’un DJ orienté à l’extrême-gauche pour la dissoudre. Non pas pour des motifs idéologiques, mais car elle agissait comme une organisation criminelle. Un procès s’est déroulé sur plusieurs années. Finalement, l’ensemble du leadership du mouvement a été condamné à des peines de prison. Il est aujourd’hui dans l’incapacité de se reformer. Je crois que le gouvernement actuel a réussi à se débarrasser d’Aube dorée. Après, ce procès était unique, en principe on dissout des mouvements en raison de son idéologie. Ce qui n’était pas le cas ici et c’est assez nouveau.

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CE : Au Parlement européen, il existe deux grands groupes politiques très à droite. Le groupe identité et démocratie (La ligue italienne, l’AfD allemande, le RN, le FPÖ autrichiens, les flamands, l’EKRE estonien, les Vrais finlandais, le PVV danois, le SPD tchèque et le DF danois) ; et les Conservateurs et réformistes (Fratelli d’Italie, le PiS polonais, Vox espagnol, les démocrates suédois) … Qu’est-ce qui différencie ces deux groupes ?

J.-Y. C. : D’abord, bien comprendre la logique des groupes. Les partis s’allient car cela donne des moyens : temps de parole, financements, collaborateurs. Au-delà des divergences, ils ont objectivement l’obligation de s’allier pour former un groupe sans quoi ils siègent parmi les non-inscrits qui sont quasi invisibles et disposent de moyens réduits.

Le groupe I&D est soudé autour du Rassemblement national principalement. Cela ne signifie pas que le RN, l’AFD, la Ligue de Matteo Salvini sont sur la même ligne idéologique, ils ont des divergences. Du côté du groupe ECR, ce sont davantage des partis nationalistes et souverainistes, avec un couple anciennement formé par les conservateurs britanniques et le PiS (droit et justice) polonais. La configuration a changé et un axe Fidesz (parti de Viktor Orban) – PiS se constituerait actuellement. La Ligue s’intéresse aussi au projet. Il y a eu une rencontre entre le Premier ministre polonais – Mateusz Morawiecki, hongrois – Viktor Orban – et Matteo Salvini pour changer la configuration des droites au Parlement.

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CE : Si l’extrême-droite devait prochainement arriver à la tête d’un Etat européen, ce serait lequel ? Pourquoi ?

J.-Y. C. : Il s’agirait d’une entité administrative, la Flandre. Les intentions de vote en Belgique néerlandophone donnent le Vlaams Belang largement en tête devant la nouvelle alliance flamande. La somme des deux formations est outragement majoritaire. Mais la Flandre n’est pas indépendante et quant bien même elles le souhaiteraient et ce dans une Belgique de plus en plus fédérale.

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Âgé de 23 ans, Léo est l’un des trois fondateurs de Causons d’Europe. Ayant obtenu une licence d’Histoire et un master de Relations Internationales, il est actuellement en service civique chez Radio Campus Angers. Son dada ? Causer d’Europe avec celles et ceux qui ne disposent pas de beaucoup d’informations à ce sujet, voire n’en disposent pas ! Passionné par la politique, le sport, l’Europe et le monde, les mouvements sociaux, la presse indépendante … Il répond toujours présent pour exprimer son avis, de préférence à l’encontre des discours consensuels, et il se rapproche des lectrices et lecteurs pour s’assurer de sensibiliser le public le plus large possible.