Daphne Caruana Galizia, quand le journalisme d’investigation dénonce la corruption maltaise5 minutes de lecture

Le 23 février 2021, Robert Agius et Jamie Vella ont été inculpés pour complicité dans l’affaire de l’assassinat de Daphne Caruana Galizia. Cette journaliste d’investigation maltaise est morte dans l’explosion de sa voiture le 16 octobre 2017 alors qu’elle enquêtait depuis des années sur la corruption au sein de l’île.

Trois années après l’assassinat de la journaliste Daphne Caruana Galizia, le commissaire de la police de Malte affirme que toutes les personnes impliquées dans l’affaire ont été inculpées. En 2017, Vincent Muscat (sans parenté avec Joseph Muscat, ancien Premier ministre de Malte) et les frères Alfred et George Degiorgio avaient déjà été arrêtés. Longtemps, la question du mobile a fait piétiner l’affaire. C’est sans compter l’arrestation d’un chauffeur de taxi de 42 ans le 14 novembre 2019, Melvin Theuma. Il avoue avoir été l’intermédiaire entre le commanditaire et les assassins et fourni clés usb, photos et téléphones en guise de preuves aux autorités. En échange d’une immunité présidentielle, il livre le nom de Yorgen Fenech. L’homme âgé de 38 ans est l’une des plus grosse fortune de Malte. Il est poursuivi pour complicité dans cette affaire et clame son innocence.

Quel lien avec Daphne Caruana Galizia ? La journaliste s’est penchée sur le consortium ElectroGas dirigé par ce dernier. Il avait obtenu en 2013 un contrat d’exploitation d’une centrale électrique. Elle aurait pu confirmer ses soupçons de corruption à la lecture des 600 000 emails internes contenant des données sensibles au sujet d’ElectroGas si elle en avait eu le temps. Pour le moment, seul Vincent Muscat a fini par plaider coupable et écopé de quinze années de prison. Retour sur une affaire d’État.

Argent azerbaïdjanais blanchi et Premier ministre maltais dans la tourmente

Daphne Caruana Galizia  a mis en cause de nombreux hommes d’affaires et d’État maltais via son blog Running Commentary. Il n’est pas étonnant que les tentatives d’intimidation à son égards furent nombreuses. En 2013, la journaliste s’attaque au gouvernement maltais, dirigé par le parti travailliste. Dans sa ligne de mire, la mise en place d’un système d’achat de passeports simplifié. En échange d’un million d’euros, le précieux sésame permet d’entrer sans visa dans tous les pays de l’union mais aussi d’échapper au fisc.

Daphne a surtout dénoncé les agissements de l’ancien Premier ministre maltais Joseph Muscat (Parti Travailliste). Ou plutôt ceux de sa femme, Michelle Muscat, que la journaliste soupçonnait d’être la bénéficiaire de l’entreprise offshore nommée Egrant via laquelle elle abritait d’importants pots-de-vins versés par l’Azerbaïdjan. Son enquête la mène jusqu’à la Pilatus Bank. À sa tête, Ali Sadr Heshemi Nejad, fils d’un miliardaire iranien. Impossible pour lui d’ouvrir une banque en Iran mais sa fortune lui a permis d’obtenir cinq passeports de Saint-Kitt-et-Nevis, un État des Caraïbes délivrant ces documents en échange de plusieurs milliers d’euros. Passeports en main, il a pu ouvrir et domicilier sa banque à La Valette.

La lanceuse d’alerte et ancienne employée de la banque, Maria Efimova, avait contacté Daphne Caruana Galizia. D’après elle, la Pilatus Bank n’accueille qu’une centaine de clients et seulement 2 ou 3 clients représentaient 80% des actifs. Parmi les comptes hébergés, celui de l’entreprise offshore Egrant, sur lequel un virement d’1 million d’euros venu d’Azerbaïdjan a été effectué. Maria Efimova affirme que la bénéficiaire de ce compte est Michelle Muscat, femme du Premier ministre maltais.

Pilatus est ainsi suspecté d’avoir permis l’entrée d’argent blanchi vers l’Europe. Déjà en 2016, elle était pointée du doigt par l’agence d’anti-blanchiment maltaise. Dans son rapport, l’agence démontre que par l’irrégularité de la banque et l’accueil de fonds non-vérifiés, Pilatus ne respecte pas la réglementation européenne.Une information que la journaliste publie sur son blog le soir même, en avril 2017.

S’ensuit la fuite d’Ali Sadr, poursuivi par plusieurs journalistes en planque près de Pilatus. Sans intervention de la police maltaise, il a pu regagner l’Azerbaïdjan puis Dubaï. Daphne est assassinée en octobre 2017 dans l’explosion de sa voiture, soit 6 mois après ces révélations.

La journaliste suspectait le gouvernement de l’île de protéger le fils du milliardaire. En effet, Joseph Muscat et son directeur de cabinet Keith Shembri étaient présents à son mariage en 2015 à Venise. Shembri possédait même un compte à la Banque Pilatus. Quoiqu’il en soit, Muscat a toujours nié ces révélations, affirmant qu’il démissionnerait auquel cas elles étaient vraies. Il ne quitte le gouvernement qu’en janvier 2020 alors que la situation se fait de plus en plus pressante pour lui. Quant à Ali Sadr, il est arrêté aux États-Unis le 20 mars 2018 et emprisonné. Accusé d’avoir violé les sanctions américaines en faisant passer de l’argent des Venezuela à l’Iran en passant par la Suisse et la Turquie, il risque 125 années de prison.

Le Projet Daphne maintient la pression

L’assassinat de Daphne Caruana Galizia secoue l’ensemble des maltais ainsi que les journalistes du monde entier. Pour continuer son travail, le Projet Daphne est lancé par Forbidden Stories, une association qui poursuit les enquêtes des journalistes censurés, assassinés et emprisonnés. 45 journalistes de 18 médias internationaux dont Le Monde, Radio France, The Guardian ou encore le Süddeutsche Zeitung et le New York Times, ont travaillé pendant cinq mois pour faire toutes la lumière sur l’utilisation des passeports ainsi que sur l’assassinat de la journaliste maltaise.

L’intuition de Daphne s’est révélé bonne à de nombreux sujets. Le Projet Daphne a confirmé que la Pilatus Bank avait servi de porte d’entrée à des capitaux azerbaïdjanais suspects vers l’UE. Les failles du système d’achat de passeports maltais ont également été démontrées par ce travail journalistique d’envergure.

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Diplômée d’une licence d’Anglais et d’un master de Journalisme axé sur l’audiovisuel et le documentaire, Clémence retourne à ses premiers amours via Causons d’Europe : les lettres et les langues ! Si ses articles touchent à tous les domaines, elle reste persuadée que la vulgarisation des luttes féministes et queer permettra de sortir des débats stériles.
Au-delà de ça, elle traverse une crise existentielle, car elle ne peut plus aisément prendre le thé avec les britanniques depuis leur départ de l’UE, mais elle tient le coup … Et elle est toujours à la recherche de piges.