Les réalités de terrain derrière le slogan « Strasbourg, capitale européenne »7 minutes de lecture
Depuis le mois de mars et l’arrivée de la pandémie de Coronavirus en Europe, le Parlement européen siège exclusivement à Bruxelles, au milieu d’autres institutions de l’Union européenne. Une situation inédite qui, d’ailleurs, est contraire aux traités européens. En effet, ceux-ci rendent obligatoire le déplacement de la « caravane européenne » quelques jours par mois à Strasbourg, lors des séances plénières. En France, des élus de tous horizons s’insurgent pour dénoncer cette procédure contraire aux traités et se rangent derrière le slogan « Strasbourg, capitale européenne ». Mais à y regarder de plus près, la situation semble bien différente.
Les élections européennes à Strasbourg : qui vote, qui ne vote pas ?
« Strasbourg, capitale européenne » masque des réalités de terrain aux antipodes de ce slogan. L’analyse des scrutins européens en est un révélateur plus que parlant. A l’échelle des bureaux de vote, elle permet de dégager une série d’affirmations incontestables répondant à la question : Qui vote et qui vote quoi aux élections européennes ?
Carte 1 : Qui vote quoi ?
Carte 2 : Qui vote ?
Note : On pourra se reporter à cette division de Strasbourg par quartiers pour bien cerner les explications développées ci-après.
D’une part, nous constatons que les bureaux de vote remportés par les listes de la majorité présidentielle et par la liste Europe écologie les Verts sont pour la plupart situés dans les quartiers les plus aisés de la ville de Strasbourg. Le diagnostic des inégalités à Strasbourg publié en 2011 par la Ville appuie cette affirmation. La part des logements sociaux parmi les résidences principales est inférieure à la moyenne de la ville (23%) dans les quartiers de l’Orangerie, des XV, de la Robertsau et du Neudorf ; alors qu’elle explose à Cronenbourg, Hautepierre et au Neuhof (entre 40% et 65%), ou encore au port du Rhin ou elle dépasse les 65%. Prenons l’exemple plus précis des quartiers de la Meinau et du Neuhof, deux quartiers dans lesquels la liste RN est arrivée en tête dans les bureaux de vote et dans lesquels l’abstention était supérieure à la moyenne de la ville. En 2016, le revenu médian par unité de consommation était de 8 000€, contre 16 865 € en moyenne à Strasbourg ; la part des 15-64 ans ayant un emploi était de 39.40% contre 55.91% à l’échelle de la ville ; et le taux de scolarisation des 16-24 ans était de 47.40% contre 75.48% en moyenne.
Les jeux de données plus récents s’inscrivent également dans cette tendance et permettent de dégager une sociologie encore plus précise des quartiers de Strasbourg. Les quartiers du Neudorf-Est, de l’Orangerie et de la Robertsau rassemblent une population âgée, active et qualifiée, ou de propriétaires. Les quartiers de la gare, de la Bourse, du Neudorf-Ouest et de la Krutenau sont habités par une population jeune et qualifiée. En corollaire, les quartiers de Hautepierre, du Neuhof, du port du Rhin, de la Cité de l’Ill et de Cronenbourg regroupent une population précaire, inactive et de jeunes locataires. Les logements sociaux à loyer peu élevé sont concentrés dans les quartiers du Neuhof, de l’Esplanade, de l’Elsau ou encore de Hautepierre. Enfin, le tableau suivant souligne les disparités de revenus qu’il existe entre les différents quartiers susmentionnés :
Tranches de revenu disponible médian par unité de consommation dans certains quartiers de Strasbourg (2012)
Quartier européen (Quartier aisé) | 30 000 – 40 000 € |
Mairie, Schoepflin, Roberstau Sud (Centre ville et quartiers aisés) | 25 000 – 30 000 € |
Robertsau Nord, centre, Neudorf (Quartiers aisés et moyens) | 19 000 – 25 000 € |
Neuhof, Musau, Poteries, Hautepierre, Elsau, gare, Cité de l’Ill, Cronenbourg, port du Rhin (Quartiers très précaires) | Inférieur à 19 000 € |
Source des données : Diagnostic social – Ville de Strasbourg, 2017, p.9
Le croisement de l’ensemble de ces données – vote, abstention, candidat en tête, critères sociaux et économiques- permet de dresser le portrait type des acteurs de la vie politique européenne à Strasbourg. Deux grands groupes de population peuvent être distingués.
En premier lieu, les populations les plus aisées de Strasbourg ont voté pour des projets pro-européens, menés par la liste de Nathalie Loiseau et de Yannick Jadot. Le fonctionnement des institutions et l’idée même de construction communautaire en tant que tels ne sont pas remis en cause. Ces populations affichent de plus des taux de participation plus élevés que le taux moyen de participation à Strasbourg. Cela témoigne ainsi d’une volonté d’implication, d’intérêt et d’adhésion au projet d’Union européenne. A l’inverse et en second lieu, les populations les plus précaires de la ville se sont prononcées en faveur des listes plus radicales, qui proposent soit une réforme en profondeur du fonctionnement de l’Union européenne, soit une sortie des traités européens. Leurs propositions pour ce scrutin étaient résolument hostiles à l’Europe dans son état actuel. Par ailleurs, ces populations se sont nettement moins déplacées aux urnes qu’en moyenne à Strasbourg. Ce comportement reflète en conséquence un sentiment de défiance, voire de désintérêt pour les enjeux européens et l’intégration communautaire.
Cette observation n’est pas propre au scrutin européen de mai 2019, il s’inscrit au contraire dans la longue. Les travaux réalisés par Philippe Breton, sociologue et professeur émérite à l’Université de Strasbourg, dressaient déjà ce constat pour les scrutins européens de 2009 et 2014. Les quartiers du centre, du centre-sud (Neudorf) et du Nord (Robertsau) étaient déjà davantage favorables à l’Europe, tandis que les quartiers situés à l’Ouest au Sud de la ville étaient indifférents, voire hostiles à l’égard du projet européen.
Peu d’intérêt pour l’Europe dans la vie quotidienne
En dehors des temps forts électoraux, vivre l’Europe et s’y impliquer ne vont pas de soi dans la capitale européenne. Voici quelques exemples qui tendent à montrer que le statut de capitale européenne est éloigné du rapport que les Strasbourgeoises et Strasbourgeois entretiennent avec l’Union. Exemples.
Souhaitant gommer l’image d’une forteresse qui lui est parfois associée, le siège du Parlement européen accueille chaque année plusieurs milliers de visiteurs. Ils étaient d’ailleurs plus d’un million entre juillet 2014 et décembre 2017 selon La Croix. Mais en 2017, il est absent des dix sites les plus fréquentés d’Alsace, loin derrière la cathédrale de Strasbourg, le Vaisseau -une infrastructure de découverte des sciences pour les enfants- ou les bateaux-promenade.
Dans la même veine, le Lieu d’Europe, qui s’est donné pour mission d’informer tout public à l’Histoire, la culture européennes et les institutions de l’UE, n’est pas victime de son succès. Il recense moins de soixante-dix visiteurs par jour en moyenne et la part des scolaires dans les visiteurs est de 40%. Un Lieu d’Europe finalement assez méconnu, décrit par Jean-Philippe Vetter, alors membre du conseil municipal, comme une « maisonnette de l’Europe ».
On ne peut pas non plus affirmer que les consultations citoyennes réalisées en 2018 à Strasbourg aient connu un franc succès. Dans le Neuhof, quartier populaire de la ville, Farid Rahmani, membre du centre socio-culturel, déplore l’absence des jeunes à cet événement, invoquant une « certaine opacité et un vocabulaire technique qui rend tout ça inaccessible ». Estelle Gontier, étudiante, qualifiait ces consultations d’« entre-soi » de l’Europe qui rassembleraient des individus déjà imprégnés des projets européens. Une constatation également valable lors des consultations organisées par la Maison de l’Europe de Strasbourg, qui réunissent surtout des étudiants, cadres et libéraux. Loin d’une Europe proche de tous ses citoyennes et citoyens.
Cet entre-soi européen semble entretenu dès le plus jeune âge, à l’école européenne de Strasbourg. 60% des enfants qui y font leurs gammes vivent dans la Robertsau, quartier très aisé de la ville. Les critères d’admission de l’école assurent par ailleurs une sélection des enfants dont les parents occupent des postes dans des institutions internationales, de représentations diplomatiques, des organismes de recherche et autres hautes sphères. Partant de là, il est difficile d’imaginer comment des enfants qui ne baignent pas dans un milieu social favorable puissent un jour envisager des carrières européennes.
Strasbourg, capitale de l’Europe ? Une chose est sûr, ce slogan cache une réalité d’une toute autre nature. Celle d’une population précaire, terriblement éloignée des questions européennes et des échéances électorales. Une abstention par dépit, révélatrice d’une fracture entre les élues et élus et le corps électoral. Renforcer l’intérêt et à l’inverse, comprendre le désintérêt relatif à l’Union supposera de répondre à à ces problématiques et d’y répondre avec les principaux concernés : celles et ceux qui aujourd’hui boudent l’Union.
Âgé de 23 ans, Léo est l’un des trois fondateurs de Causons d’Europe. Ayant obtenu une licence d’Histoire et un master de Relations Internationales, il est actuellement en service civique chez Radio Campus Angers. Son dada ? Causer d’Europe avec celles et ceux qui ne disposent pas de beaucoup d’informations à ce sujet, voire n’en disposent pas ! Passionné par la politique, le sport, l’Europe et le monde, les mouvements sociaux, la presse indépendante … Il répond toujours présent pour exprimer son avis, de préférence à l’encontre des discours consensuels, et il se rapproche des lectrices et lecteurs pour s’assurer de sensibiliser le public le plus large possible.