L’autonomie stratégique européenne, d’une formule à la mode à une réalité contrastée6 minutes de lecture

L’autonomie stratégique européenne est une expression à la mode à Bruxelles. Des dirigeants européens comme Ursula von der Leyen, Josep Borell, Thierry Breton, mais aussi des chefs d’Etat comme Emmanuel Macron n’ont que cette formule à la bouche pour défendre la – selon eux – nécessaire transition vers une Union européenne ‘géopolitique’ (cf. le discours d’investiture de la Présidente de la Commission).

Alors que leur naissance conceptuelle se situe dans l’Etat major français des années 1990, ces trois mots se sont frayé un chemin vers les institutions de l’UE pour revêtir une dimension toujours plus large. Après l’établissement d’une Union essentiellement axée sur l’économie, la monnaie, le libre-échange, le marché (les quatre libertés) et régulée par le droit communautaire, certains souhaiteraient donc concrétiser l’UE dans des domaines plus stratégiques comme la défense, l’énergie, la santé (surtout depuis la crise actuelle), le numérique, etc. Pour les plus ambitieux, l’Autonomie stratégique européenne (ASE) permettrait à l’Europe de faire partie du club très restreint des puissances mondiales où se trouvent notamment la Chine, la Russie et les Etats-Unis. Sur le papier, l’érection de cette Europe-Puissance a tout pour plaire, surtout pour l’opinion publique française qui est particulièrement attachée à l’idée de puissance. Mais la compréhension française de l’ASE n’est pas la même que les compréhensions polonaise, allemande, néerlandaise, estonienne, italienne, etc. et c’est bien là que le bât blesse…

Autonomie stratégique européenne ; trois mots, trois malentendus

En France, l’autonomie est vue comme l’émancipation de la tutelle américaine ou atlantique pour poursuivre le rêve d’une Europe européenne. Aux Pays-Bas, l’autonomie est à l’inverse perçue comme un devoir de responsabilité au sein de l’OTAN. Dans cet esprit, les Européens doivent s’affirmer comme des partenaires plus fiables et plus puissants afin que nos alliés d’outre-Atlantique puissent compter sur nous, non seulement en matière de défense, mais plus largement également dans les autres domaines stratégiques. Enfin, pour les pays Baltes, l’autonomie est comprise comme une protection vis-à-vis du possible retrait américain du Vieux continent. La plupart des autres Etats européens naviguent entre ces idéaux-types. Ces divergences, pointées du doigt par le chercheur britannique Daniel Fiott, ont des ramifications – différents courants – importantes sur le projet à mener ; selon que l’on comprend l’autonomie comme une émancipation ou comme une responsabilité, les questions de l’achat d’armes ou de l’approvisionnement en gaz naturel liquéfié auprès des Etats-Unis ne sont par exemple pas les mêmes. La responsabilité commanderait de ne pas se focaliser sur la production à partir du moment où l’Europe et l’Amérique s’alignent sur les grands dossiers stratégiques et qu’ils peuvent s’échanger commercialement les denrées stratégiques. A l’inverse, l’émancipation exigerait de produire le plus possible au sein de l’UE afin de dépendre le moins possible de l’extérieur, quel que soit cet extérieur.

Il existe ensuite un malentendu sur la délimitation de ce qui relève du stratégique ; quels domaines sont stratégiques et quels domaines ne le sont pas ? Pour certains, la défense purement militaire est l’alpha et l’oméga de l’ASE. Pour d’autres, la santé, le numérique et l’énergie doivent en faire partie, ou du moins leur part de production (production de matériel médical et de médicaments, production d’énergie et sécurité d’approvisionnement, création de géants numériques européens et possibilités de contrôler l’espace digital). Enfin, certains (fédéralistes) estiment que l’agriculture, le développement durable, voire même la culture sont stratégiques car essentiels pour le développement et la prospérité de l’UE comme actrice sur la scène internationale.

Il est troisièmement complexe de s’entendre à vingt-sept sur la notion ‘européenne’ de l’ASE. Certains voudraient un nouveau traité dévouant ou transférant un paquet important de compétences stratégiques (affaires étrangères, défense, industrie, numérique, santé, énergie, etc.) tandis que d’autres appellent à resserrer ces compétences autour d’un noyau dur de pays membres (la fameuse Europe à deux vitesses) par le biais d’une coopération renforcée. D’autres encore souhaitent détacher l’UE de l’autonomie stratégique européenne en créant plutôt un pilier européen élargi au sein de l’OTAN et s’attaquant aux questions de sécurité au sens très large (sécurité énergétique, sécurité sanitaire, sécurité militaire, sécurité numérique, etc.) selon la division assez classique et déjà observée par le passé « à l’UE l’économique, à l’OTAN la sécurité ». Pour l’instant, la Coopération structurée permanente est perçue par les décideurs et observateurs européens comme la première tentative d’institutionnalisation de l’ASE : il s’agit d’une disposition du Traité de Lisbonne qui permet à un noyau dur d’Etats membres de travailler ensemble quotidiennement sur le volet capacitaire militaire.

Des oppositions au-delà des malentendus

A ces obstacles de compréhensions entre les vingt-sept s’ajoutent les oppositions internes et externes à cette vision de l’Europe géopolitique (Europe-Puissance) aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Union européenne. A l’intérieur de l’UE, les opposants se distinguent dans les cercles pacifistes ou atlantistes (notamment aux Pays-Bas et en Europe centrale). A l’extérieur, l’on peut distinguer les interventionnistes américains ainsi que les pays qui perdraient à voir une Europe parlant davantage d’une seule voix comme la Russie et la Chine, qui jouent des divisions et des malentendus sur les termes pour retarder les réalisations de l’ASE.

L’autonomie stratégique européenne apparait à la fois prometteuse dans ses objectifs et ambitions et stagnante dans ses réalisations concrètes. Pour avancer plus vite et plus loin, il faut d’une part prendre en compte les différences conceptuelles de chaque terme dans le concept et tenter de trouver un compromis (ce qui est loin d’être facile), et d’autre part éviter les pièges tendus par les opposants et les sceptiques à ce projet. L’Autonomie stratégique européenne se réalisera-t-elle peut-être comme l’Europe elle-même, c’est-à-dire après une crise majeure ?

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